Etat d’urgence : une menace qui joue les héros ?
Dans son discours d’hommage aux victimes des attentats du 13 Novembre, François Hollande appelait à rester fidèle à l’idée de la France. « Quelle est-elle ? Un art de vivre, une volonté farouche d’être ensemble, un attachement à la laïcité, une appartenance à la Nation, une confiance dans notre destin collectif ». De façon opportune, le Président de la République a évité de placer l’Etat de droit dans cette liste de valeurs. En effet, nous étions alors déjà dans un état d’urgence à rendre douteux notre attachement à l’Etat de droit.
Dans un nouveau rapport intitulé DES VIES BOULEVERSÉES L'IMPACT DISPROPORTIONNÉ DE L'ÉTAT D'URGENCE EN FRANCE, Amnesty International vient de mettre en cause les prolongations successives de l’état d’urgence. Le risque, dit-elle, est « que la France s’habitue à ce que des droits, considérés comme acquis, soient remis en cause ».
Si l’organisation, de concert avec une partie de la classe politique, admet la nécessité de déclencher le régime d’exception dans les semaines qui ont suivi le drame du Bataclan, elle le déclare désormais « inefficace », « injustifiable » et « détourné de son objectif ».
Le Parlement a néanmoins voté la prolongation de l’état d’urgence pour la cinquième fois en décembre dernier, qui devrait donc prendre fin ou faire l’objet d’une nouvelle prolongation en Juillet 2017, selon l’issue des élections. C’est la première fois que l’état d’urgence couvre un aussi grand territoire : la France métropolitaine, comme prévu par la loi de 1955, mais également l’Outre-mer. Il a pour objectif de lutter contre un ennemi insaisissable, qui peut agir à tout moment, en tout endroit, et pour ça son langage est lui-même vague et hasardeux. Le terrorisme n’est jamais défini dans la loi et ses textes de prolongation, bien que première et seule justification aux mesures d’exception. A la place, on parle de « menace pour la sécurité et l’ordre public », ce qui ratisse large et met en standby presque tous les droits fondamentaux.
Parmi les droits en danger, Amnesty cite le droit de rassemblement et fait état de 141 manifestations interdites en 2016 dans le cadre de l’état d’urgence. Le rapport fait écho au détournement du principe de l’exception pour empêcher les manifestations écologistes pendant la COP21 et les rassemblements contre la loi El Khomri.
Autre fléau de l’état d’urgence, les mesures individuelles comme les perquisitions et les assignations à résidence, dont seulement 0,3% aboutiraient à des poursuites judiciaires. L’utilisation de ces nouveaux pouvoirs par les services de police est en dents de scie. Elevée pendant les périodes sensibles comme la 21ème Conférence des parties ou l’Euro 2016, elle vit cependant des périodes creuses (70 assignés en résidence en Avril 2016) et des hausses spectaculaires (50% en trois mois en Septembre 2016). L’Assemblée a encadré le 8 Février les modalités de ces mesures, notamment en restreignant les cas de perquisition nocturne et en permettant que la « vie familiale et professionnelle » soit prise en compte dans les assignations à résidence.
La fin de l’état d’urgence : un risque politique
Si l’état d’urgence sert encore à quelque chose, c’est à prouver aux politiciens qu’ils réagissent face à la menace terroriste. Leur frilosité à voter contre les prolongations n’est pas le reflet d’une peur réelle que nous soyons plus vulnérables sans lui, mais bien davantage une crainte des répercussions politiques d’une telle prise de position. Quitter l’état d’urgence, c’est accepter la critique si et quand une attaque terroriste se reproduira. C’est admettre que les mesures d’exception sont disproportionnées dans leurs conséquences sur nos droits et libertés fondamentaux, et avouer que la sécurité n’est pas la mère de toutes les batailles.
Patrice Spinosi de la Ligue des droits de l’Homme explique qu’« à partir du moment où on a vendu aux Français que l’état d’urgence était une nécessité pour combattre le terrorisme, aucun gouvernement ne peut se permettre d’y mettre fin car ce serait prendre un risque politique considérable ». Il semble que face à l’injustifiable et l’inefficace, le politique trouve encore à se retrancher sous le discours infantilisant de la sûreté publique.
Ce faisant, le discours sécuritaire prend des formes insoupçonnées, tant il paraît que la lutte antiterroriste est une lutte pour une société libérale. Hollande affirmait peu après Charlie Hebdo que les journalistes étaient morts « pour l’idée qu’ils se faisaient de la France, c’est-à-dire la liberté ». On voit mal comment un régime d’exception où l’autorité judiciaire, garante des libertés individuelles, figure au second plan face à l’ampleur des mesures administratives pourrait se conformer à cette idée de la France.
Le fait d’utiliser un système de valeurs pour justifier sa mise en quarantaine est pour le moins surprenant, mais le gouvernement français n’est pas le premier à utiliser le procédé. George W. Bush avant lui avait clamé le rôle de l’Amérique comme « lanterne de la liberté » avant de faire passer le Patriot Act, une des législations les plus liberticides depuis des décennies.
La banalisation de l’exception
Le risque à long terme est que l’état d’urgence, qui le Conseil d’Etat l’a rappelé en Juillet dernier doit demeurer temporaire, se transforme en état d’exception permanent. Encore une fois, ce sont les Etats-Unis qui nous ont damé le pion. Le sociologue Jean-Claude Paye raconte comment de nombreuses dispositions exceptionnelles devant suspendre ou limiter les libertés publiques pour un temps après le 11 septembre ont finalement été intégrées dans le droit commun américain. L’ancien président de la Ligue des droits de l’Homme Michel Tubiana s’inquiète quant à lui de retrouver dans la loi française des mesures prises en état d’urgence. « On a fait de l’exception la règle », dénonce-t-il.
Vingt personnalités du monde juridique, politique et philosophique ont appelé les candidats à la présidentielle le 15 Janvier à s’opposer à ce qu’ils nomment les « effets corrosifs durables sur notre démocratie » d'un état d’urgence prolongé. Certains ont répondu présents, dont Jean-Luc Mélenchon qui veut y mettre fin entre son arrivée au pouvoir et la mise en place d’une Assemblée constituante.
Benoît Hamon s’y est également engagé, rapportant que «la prolongation ne se justifie pas » et qu’« on peut mener une lutte implacable contre le terrorisme en restant attentif à ce qu’est l’État de droit».
Pour cela, encore faut-il assurer aux électeurs que tous les moyens ne sont pas bons à combattre la menace terroriste. Dans un climat politique où la réaction immédiate est présentée comme la seule alternative à la défaite, rien n’est moins simple.