L'histoire d'une méfiance : les binationaux exclus des hautes fonctions publiques
A l’époque féodale, dépendance et loyauté étaient les pierres angulaires de la relation entre seigneurs et vassaux. Ces derniers devaient prouver leur sujétion absolue par un certain nombre d’actes symboliques et cérémonieux. Le risque de trahison y était non seulement une crainte personnelle, mais un danger d’écroulement pour le système tout entier.
Six siècles plus tard, les choses n’ont pas beaucoup changé. Les Etats-Nations ont remplacé les rivalités seigneuriales, et alors peu s’en faut pour voir dans le binational un félon des temps modernes. En Algérie, la preuve de loyauté prend aujourd'hui la forme d’une déclaration sur l’honneur de l’intention d’abandonner l’autre nationalité auprès du premier président de la Cour Suprême.
Un an et une semaine après la révision de la loi fondamentale initiée par le Président de la République, le gouvernement a commencé d’appliquer les réformes proposées par lui et adoptées à une écrasante majorité par le Congrès. Parmi elles, un article 51 qui exclut les binationaux des hautes fonctions publiques de l’Etat.
Une loi promulguée le 11 janvier précise que l’interdiction portera sur 15 postes civils et militaires : en plus de la traditionnelle exclusion pour la Présidence de la République, sont exclues aux binationaux la présidence du Conseil de la Nation (Sénat), de l’Assemblée Nationale Populaire, du Conseil Constitutionnel, de la Cour Suprême et du Conseil d’Etat, mais aussi la fonction de Premier ministre, de ministre, et de secrétaire général du gouvernement, la gouvernance de la Banque d’Algérie, la présidence de la toute fraîche Haute instance indépendante de surveillance des élections, la place de responsable des corps de sécurité, celle de chef d’état-major de l’Armée Nationale Populaire, de commandant des forces armées et commandant des régions militaires, et enfin toute haute responsabilité militaire fixée par voie de règlement. La liste est longue, mais certains députés la voyaient plus longue encore. Tout binational détenteur d’un des postes concernés devra montrer patte blanche en envoyant sa déclaration sur l’honneur dans les 6 mois à venir.
Une liste exhaustive
Certains se sont effectivement réjouis des termes de la loi, et veulent voir dans la limitation de l’exclusion aux fonctions les plus « sensibles », en ce qu’elles seraient attachées à l’exercice de la souveraineté, une prise en compte de la diaspora algérienne.
D’autres comme le Parti travailliste ou le Rassemblement National des Démocrates ont cherché à étendre l’exclusion à d’autres fonctions, objectant que la souveraineté algérienne reposait non seulement sur les charges à responsabilité politique et militaire, mais comprenait également un volet économique. En plus d’être inéligible au gouvernement, aux grades supérieurs de l’armée ou à la gouvernance de la Banque d’Algérie, le binational devrait se voir fermer l’accès aux postes de consul, d’ambassadeur et de wali (préfet), ainsi qu’à la tête des grandes entreprises publiques. Leur proposition a cependant été écartée du projet de loi en Conseil des ministres. Tayeb Louh, ministre de la justice et garde des sceaux, a expliqué à cette occasion la volonté du gouvernement de «rassurer la communauté nationale à l'étranger et conforter leur sentiment d'appartenance à la nation, en leur ouvrant l'accès aux hautes responsabilités de l’Etat». Il faudrait donc voir une main tendue quelque part entre ces portes closes.
Des citoyens de seconde zone
Dire que l’article 63 de la Constitution et la loi qui repose sur lui créent deux classes de citoyens est une évidence. Mais la nature de cette division est particulièrement grave; plus que discriminante, la loi enlève effectivement aux binationaux une partie des prérogatives attachées à l’appartenance nationale. Chafia Mentalecheta, députée de la Communauté algérienne à l’étranger qui s’est fortement opposée à cette partie de la réforme, a rappelé à raison qu’un citoyen n’est pas seulement électeur mais toujours aussi élu potentiel. C’est une des garanties de nos démocraties que le représenté puisse à son tour aspirer à être représentant. Elle note que cette réforme réduit cependant les binationaux algériens à de simples sujets, et dénonce la contradiction entre un discours officiel anti-brain drain, favorable au retour des compétences acquises à l’étranger pour soutenir le redressement du pays, et cette exclusion des binationaux de la vie politique algérienne.
Dans ce contexte, difficile de savoir lequel est le pire, l’institutionnalisation de la discrimination ou la discrimination elle-même. Et pourtant, la pratique de nominer des uni-nationaux aux hautes fonctions publiques est courante dans un certain nombre de pays, et ce qui étonne ici est précisément la volonté algérienne d’entériner la chose dans sa loi fondamentale, un geste à la fois peu utile et risqué.
L’explication la plus sensée est d'y voir une volonté du gouvernement d’exprimer sa dérive nationaliste à une population déjà chargée de vindicte patriotique. En effet, la société algérienne n’a jamais pris la question de la nationalité à la légère. La Présidence de la République exige non seulement la nationalité algérienne exclusive, mais également l’assurance que le détenteur du poste n’en ait jamais eu d’autre et que ses deux parents soient algériens. Le mythe du binational comme cinquième colonne est bel et bien présent dans l’imaginaire du pays, et sa prise en compte par le pouvoir semble lui donner substance.
L'instrumentalisation de la nationalité
Impossible d’ignorer enfin la concomitance des invitations française et algérienne à discriminer leur population commune. Si l’une d’entre elles n’a pas abouti (les propositions de révision constitutionnelle parmi lesquelles la polémique déchéance de nationalité ont été rejetées par le Sénat le 17 mars dernier), l’autre a au contraire trouvé sa place dans la nouvelle constitution algérienne. Qu’elle prenne la forme d’une lutte contre le terrorisme ou d’une défense de la souveraineté nationale, la méfiance envers les citoyens de deux ou trois pays ne relève plus du simple fait social, mais a monté jusqu’au coeur des projets constitutionnels. Quelle que soit l’excuse, le politique tente de s’emparer du capital symbolique de la nationalité pour redorer son image, ignorant les effets désastreux sur l’égalité entre citoyens et l’unité nationale.
Et ce tournant contre la population binationale est loin d’être isolé. Il y a deux jours, l’Australie déchoyait de sa nationalité un combattant libano-australien de Daesh dans le cadre d’une nouvelle loi antiterroriste. Marine Le Pen appelait le même jour les binationaux français à « choisir leur nationalité ». La Suisse se démène sur sa propre loi de naturalisation, ravivant le débat sur la possession de deux passeports par les binationaux. Toutes ces manifestations d'hostilité portent à croire qu'avoir le double de droits et de devoirs est suspicieux, voire dangereux.
Le vrai danger cependant est de prendre le binational pour un Cheval de Troie et ainsi aliéner une population que l’éloignement rend déjà vulnérable. Il faut croire que pour le gouvernement algérien, méfiance est mère de sûreté.